Rapports
du naufrage
Premier rapport
Au Conseil d'Etat,
Depuis la dépêche que j'ai eu l'honneur d'adresser hier à
Monsieur le Conseiller Duplan, il n'y a aucun changement à L'état
du vapeur l'HIRONDELLE, ce navire est aux trois quarts sous l'eau, l'avant
plongeant et l'arrière en l'air, comme cloué sur un récif
et ayant fortement perdu son équilibre. On ne connaît pas
encore toute l'étendue du mal, car il est impossible d'arriver
à la voie d'eau qui paraît se trouver dessous la machine.
Jusqu'à maintenant on a fait de vains efforts pour relever le navire.
je crois que nous n'avons pas ici des engins assez puissants pour cela.
Les membres de l'administration espèrent beaucoup dans le savoir
de l'ingénieur zurichois qui a relevé il y a 2 ans le LEMAN
échoué devant Coppet. Cet ingénieur vient d'arriver,
accompagné de Messieurs Gottefrey et de la Harpe. Je tâcherai
de suivre les travaux autant du moins que mes occupations et la distance
me le permettront pour vous tenir au courant. La cause de ce sinistre
est évidemment dans l'imprécision du timonier qui ne connaît
pas cette partie du lac; par une triste fatalité deux matelots
malades ont du être remplacés par deux suppléants
et l'un d'eux était au gouvernail lors de l'accident. Il ignorait
sans doute l'existence des rochers qui se trouvent à fleur d'eau
devant la pointe de Peilz; aussi voyant venir une barque dans la direction
opposée et sans tenir compte des signaux des bateliers et leurs
cris "passez au large", il lança son navire entre la
barque et le rivage et se trouva pris sur les récifs. La faute
est d'autant plus grave que la barque marchait à l'étire,
ce qui démontrerait que le lac manquait de force. Le capitaine
était occupé à délivrer près de 30O
billets pour Montreux et Clarens (c'était le jour et l'heure ou
les habitants de cette contrée revenaient du marché) le
pilote avait aussi beaucoup à faire pour la même raison,
causes pour lesquelles une surveillance suffisante n'a pu être exercée.
Il est heureux qu'on n'ait eu à déplorer aucun accident
car le bateau était fort chargé, mais on a pu transborder
sur une barque tous les passagers, marchandises et mobiliers avant que
le navire s'enfonçât. Je crains qu'il ne se passe bien du
temps avant que ce navire ait pu être remis à flot, il me
semble bien difficile de le retirer entier.
Signé Préfet Jean Roche (1852-1869).
Deuxième rapport:
A Monsieur Le Conseiller d'Etat,
Ce n'est que hier 19, que j'ai reçu votre honoré du 16/17
juin me demandant un rapport circonstancié sur le sinistre arrivé
à L'HIRONDELLE le mardi 10. Pour me conformer a vos désirs,
j'ai fait appeler le Capitaine et Pilote du navire, et j'ai l'honneur
de vous transmettre le résumé de leurs déclarations,
qui, au reste sont conformes aux renseignements qui me sont parvenus de
divers côtés.
Le Capitaine Hoffmann (en septembre 1858 il commandait déjà
l'H.) déclare que le 1O juin le bateau à vapeur a embarqué
à Vevey pour Clarens et Montreux de 180 à 200 passagers,
qui joints à ceux qui étaient déjà à
bord, venant de plus loin, portait le nombre total à 350 environ.
Le temps était beau, aussitôt après le départ
de Vevey, le capitaine parcourait le navire pour engager les passagers
à aller prendre leurs billets à la cabine ou un des quatre
employés du bateau les distribuait, un second employé était
au gouvernail, et les deux autres, le pilote compris, s'occupaient à
ranger les bagages sur le pont qui était encombré par les
paniers, hottes, corbeilles des passagères de Clarens et de Montreux
revenant du marché de Vevey."
Le capitaine ne pouvait avoir aucun doute sur la capacité du timonier
Visinand, car cet homme remplaçait un matelot ordinaire malade;
il avait été accepté par le capitaine sur la recommandation
du malade, le vieux Perrey dit le Zèbre. Visinand avait été
pendant, un à deux ans sur le Léman puis ensuite sur des
barques, il devait bien connaître le lac."
Arrivé près de la pointe de Peilz, une barque venait du
sens contraire, serrant le rivage et marchant à l'étire,
fait qui ne pouvait échapper au timonier, malgré cela, celui-ci
voulut s'engager entre la barque et la rive et jeta son navire sur les
récifs à fleur d'eau. Toute la faute est à ce timonier
qui dans cette circonstance s'est conduit comme un enfant ne l'aurait
pas fait. le capitaine ajoute qu'il est d'habitude que le matelot qui
est au timon à l'arrivée dans un port, reste à son
poste jusqu'à ce que le pilote soit descendu de son banc de quart
et ait aidé à ranger les bagages, c'est ce qui a eu lieu
le 10, comme à l'ordinaire.
Immédiatement après l'accident, la barque cause innocente
de ce malheur s'est approchée et les passagers y sont presque tous
montés et ont été conduits à La Tour; quelques
uns étaient descendus dans des petits bateaux. Après les
passagers on eu le temps de débarrasser le vapeur de tout son mobilier,
tables, tapis, glaces, etc. Une heure et demie après le choc sur
les récifs, le bateau s'enfonçait. Aucun accident n'est
arrivé aux personnes car le Capitaine avait eu soin de faire passer
tous les Passagers sur l'arrière du bâtiment reposant sur
le roc. Pendant le sauvetage il a été perdu un sac de nuit,
mais son propriétaire a reconnu que c'était par sa faute.
On a volé un tonneau de vin et un jambon, plus une jumelle marine
appartenant au Capitaine. Celui-ci a terminé ses explications en
déclarant que ni au moment du sinistre, ni depuis, il ne s'est
élevé aucune plainte contre lui et, contre la conduite de
l'équipage. Il a au contraire reçu des témoignages
de satisfaction. Enfin il invoque les témoignages de Messieurs
Chausson notaire à Noville et Albert Gétaz qui étaient
sur le bateau au moment du sinistre, il désirait que Madame Chaboret,
maîtresse de Pension à Genève fut entendue, c'est
cette dame qui était sur le bateau avec douze demoiselles de pensionnat.
Le pilote Borgognon François donne les mêmes détails
que M. Hoffmann. Et dit que le mardi il y a toujours beaucoup de monde
sur le bateau et surtout beaucoup de bagages depuis Vevey Montreux. comme
ils ne sont que 4 employés, l'un est au gouvernail, un second distribue
les billets, et deux autres doivent s'occuper des bagages. C'est ce qu'il
faisait le 10 après être descendu de son banc de quart.
Chacun croyait que Visinand connaissait son métier, il avait été
pendant deux ans sur le bateau à vapeur le LEMAN, puis ensuite
sur la barque la CONSTANCE et enfin sur le MERCURE Quand la barque a été
rencontrée, elle allait à l'étire, ce que le timonier
à dû nécessairement voir. Lorsque le bateau a touché
il y a eu deux secousses. Il s'est arrêté à la seconde
et il est resté immobile pendant une heure et demie, au bout de
ce terme, l'avant s'est, rempli d'eau et a sombré, mais auparavant
tous les passagers et mobilier étaient sauvés et en sûreté.
En résumé le pilote met toute la faute sur Visinand qui
est parti le lendemain et n'a pas rapproché l'HIRONDELLE car il
serait, dit-il arrivé un malheur".
Voilà, Monsieur le Conseiller d'Etat, tous les renseignements que
je peux vous donner et que j'ai lieu de croire exacts. Cela est si vrai
que personne n'a pensé à porter de plainte à l'autorité
judiciaire, personne n'ayant éprouve un dommage réel, à
l'exception d'une émotion bien naturelle mais heureusement de courte
durée.
Il est nécessaire de bien se rendre compte des fonctions des employés
du bateau l'HIRONDELLE, le Capitaine est officier comptable et actuellement,
il a de plus la haute surveillance, du bateau. Quant à la manuvre,
c'est l'affaire du pilote, et celui-ci venait précisément
de descendre du banc de quart, ne voyant aucun danger et ne doutant nullement
que son timonier allait faire la faute grave qui a détruit le bâtiment.
C'est au reste l'opinion générale.
J'aurais bien voulu entendre le timonier Visinand, et même mon intention
était de le faire arrêter, mais il a disparu il y a quelques
jours après avoir rendu son équipement militaire, on l'a
vu à Genève récemment et manifestant la résolution
de prendre du service; il serait peut être convenable de le faire
rechercher dans cette ville.
Veuillez. Monsieur le Conseiller d'Etat, agréer l'assurance de
ma considération distinguée.
Signé le Préfet Jean Jacob Roche."
Troisième rapport
Monsieur le Conseiller d'Etat.
Pour me conformer à l'invitation que vous m'avez adressée
d'entendre quelques personnes qui se trouvaient à bord de L'HIRONDELLE
lors du sinistre, j'ai écrit aux citoyens ci-après en les
priant de passer à mon bureau mardi ler juillet (jour du marché
de Vevey) pour me donner les renseignements qu'ils pourront sur les causes
de cet accident.
Messieurs Gétaz Albert, Chausson notaire, Favrod allié Druey
à Villeneuve, Buenzod Docteur à Montreux, picary et Rochat
Charles. De plus, j'ai écrit à Madame Chabore, maîtresse
de pension à Genève, qui se trouvait sur le navire avec
ses élèves. M. Rochat répond par écrit qu'au
moment de l'accident il se trouvait dans le salon de secondes, et ce n'est
qu'en montant précipitamment sur le pont qu'il s'est aperçu
de l'endroit ou était le bateau. Il déclare qu'au moment
de l'accident, le Capitaine invitait les passagers à prendre leurs
billets au bureau, vu les nombreux voyageurs, montés à bord
à Vevey. Il se loue de la conduite de l'équipage pendant
tout le sauvetage. M. Chausson était dans la chambre des secondes
au moment de l'accident, il s'est hâté de monter sur le pont,
mais il ne peut indiquer comment le sinistre est arrivé, il a bien
entendu dire que c'était la faute du pilote, mais il ne peut expliquer
si on entendait parler du pilote proprement dit ou du timonier. M. Chausson
se loue beaucoup de la conduite du Capitaine, de son sang-froid et de
sa présence dans cette circonstance, d'autant, plus que les femmes,
surtout, criaient beaucoup, et notamment une Valaisanne, femme du desservant
de l'hôtel de la Tour au Bouveret.
M. Buenzod Docteur était dans l'intérieur du bâtiment
quand le bateau a été arrêté sur les récifs
avec un bruit ressemblant au tonnerre. Le Capitaine dans ce moment-là
était descendu pour inviter les passagers à prendre leurs
billets, quand M. Buenzod a eu quitté le bateau, il a été
convaincu que l'accident était du à la faute du timonier
et nullement aux autres employés. M. Favrod dit que le pilote doit
se tenir sur son banc de quart au départ d'un port, il n'en descend
que quand il s'est assuré sur la bonne direction du navire, c'est
ce qui a eu lieu. Le navire a été lancé entre le
rivage et une barque navigant à l'étire, le Timonier devait
nécessairement la voir et passer en "nan", c'est à
dire en plein lac; ne l'ayant pas fait il a été la
cause du malheur. Un employé délivrait les billets, le pilote
désencombrait le pont et le capitaine engageait les passagers à
prendre leurs billets, aucune, faute ne peut leur être imputée.
Le déposant ajoute qu'on dit que le timonier Visinand a du être
renvoyé du LEMAN, et même que le pilote de l'HIRONDELLE l'avait
blâmé quelques jours auparavant pour sa négligence;
après le choc le timonier n'avait nullement l'air ému, il
était assit près du gouvernail et ne se pressait pas du
tout pour aller sur le pont.
M. Gétaz Albert dépose comme toutes les personnes précédemment
entendues, il ajoute que le pilote Borgognon est un bon batelier et entendu
dans son métier, il venait de descendre de son banc quand le bateau
a touché et il a immédiatement donné l'ordre d'arrêter
la machine. Le témoin croit que le timonier s'est trompé
en tournant la roue du gouvernail, surtout dans la précipitation,
cela s'est vu quelques fois, dit il, et chez des bateliers habiles. Néanmoins
il ne l'excuse pas et déclare que c'est à Visinand seul
qu'est du le sinistre. Il paraît que celui-ci avait dû être
rappelé à l'ordre pour sa négligence. Le Capitaine
et le pilote ne doivent encourir aucun blâme, car ils faisaient
leur service.
Ce rapport qui fait suite à celui que j'ai eu l'honneur d'adresser
au Département de Justice et Police le 20 juin dernier, renferme
tout ce que j'ai pu apprendre sur cet accident tout fortuit. Le fait que
le timonier était distrait par deux femmes qui lui causait, n'a
pas pu m'être démontré, C'est un bruit qui a couru
sans que j'aie pu remonter à sa source.
J'ai la certitude que s'il se fait une enquête pénale sur
cette affaire, elle aboutira à convaincre que l'accident est du
à la négligence et à l'imprudence du timonier Visinand,
et ne peut nullement être attribué soit au Capitaine, soit
au pilote Borgognon. Au surplus, ce qui démontre encore la culpabilité
de Visinand, c'est qu'il a disparu le lendemain de l'accident, il doit
être encore à Genève.
Veuillez, Monsieur le Conseiller d'état, agréer l'assurance
de ma considération très distinguée.
Sceau de la Préfecture de Vevey, le Préfet Roche
Vevey, le 2 juillet 1862.
Au moment d'expédier ce rapport, je reçois de Madame Chaboret,
maîtresse de pension à Genève, une lettre qui, quoique
ne donnant pas de nouveaux détails sur l'accident, loue beaucoup
la conduite du Capitaine et des employés du bateau.
On peut faire certains commentaires sur ces rapports du naufrage de l'HIRONDELLE.
Avant l'échouement, le timonier est à la barre placée
à l'arrière du bateau, son champ de vision est d'autant
plus restreint que 180 à 200 voyageurs montés à Vevey
déambulent devant lui sur le pont pour aller prendre leur billets;
le pilote, descendu de son banc de quart (passerelle?) s'occupe des bagages!
Ce dernier n'était plus en mesure de donner rapidement des ordres
au timonier, ni au mécanicien. Visinand, simple batelier du lac
s'embauchant sur les barques à voiles ou sur les bateaux à
vapeur comme marinier a véritablement été pris pour
un bouc émissaire!
L'horaire que suivait l'HIRONDELLE datait du 1er juin 1862 (9 jours avant
l'accident), le bateau quittait Vevey à 12 h. et devait arriver
à Clarens-Montreux à 12hl5. Il est intéressant de
consulter l'indicateur de la CGN du ler mai 1906: Vevey 1lh25, Clarens
1lh4O, Montreux llh45. Cet horaire devait être tenu par des bateaux
plus performants, toute confusion était évitée dans
les manuvres; il n'y a plus de pilote; le timonier placé
au centre du bâtiment gouverne, seul et donne les ordres à
la machine par le tuyau acoustique ou le chadburn.
On tente de renflouer l'HIRONDELLE
M. Beat Arnold, Archéologue à Neuchâtel nous donne
la description la plus intéressante des travaux de sauvetage, nous
transcrivons son article paru dans AQUATICA:
Le lendemain, les travaux de sauvetage commencèrent à s'organiser
et même un associé de la maison Escher Wyss & Cie à
Zurich, qui avait construit le bâtiment, vint pour diriger les travaux.
On commença par mettre à l'avant des sapins couchés
transversalement puis des chaînes furent placées sous la
carène.
Avec des crics on espéra le relever centimètre par centimètre
et le mener dans un port du voisinage.
Cependant de graves déformations de la coque se laissaient voir,
et le fait que les plus graves d'entre elles se trouvaient sous les chaudières
ne facilitaient guère le sauvetage. On restait ainsi, encore fort
septique quant au renflouage du bateau.
Pourtant quinze jours après l'accident, le vapeur avait été
relevé de deux mètres, et l'on commençait très
sérieusement à envisager le succès total de l'opération.
Hélas, dans la nuit du samedi l3 juillet au dimanche 14, une tempête
violente se leva sur le lac et le navire rompant ses, câbles et
brisant les barques d'appui, vit les trente hommes, n'attendant que le
lendemain pour le mener au port, l'abandonner.
Au petit matin on ne voyait plus émerger que les bordages et les
portemanteaux de l'arrière. Les pompes ayant été
englouties avec le vapeur, les opérations de sauvetage s'annonçaient
des plus difficiles. Et le mercredi 29 juillet, après qu'on eut
récupéré la poupe qui s'était détachée
du navire, le reste du bâtiment, soit la proue et les machines disparurent
pour toujours dans les flots.
Notons encore que sept années plus tard, un scaphandrier tenta
vainement, pendant sept jours de retrouver l'épave.
La photographie de la tentative de renflouage est un document très
rare; la photographie instantanée date de 1880!
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